Vendredi jour de découverte
René Char.
Je tourne autour des textes de ce poète depuis pas mal d’années, sans m’y attarder vraiment. Aujourd’hui c’est différent, je tiens son livre fermement avec l’intention de ne pas me laisser distraire par des perruches bleues qui virevoltent dans le ciel. Nous sommes vendredi. Je le sais parce que ma compagne a eu la bonne idée d’accrocher un calendrier dans le salon. Avec l’enfermement, je finis par perdre la notion du temps.
Le vendredi est jour des découvertes. Je laisse mes mains feuilleter le livre, choisir.
Que sais-je de ce poète avant de commencer ? Qu’il était l’ami d’Albert Camus, d’une amitié indéfectible, un peu de son passé de résistant, sa taille imposante.
Mon premier contact avec lui a eu lieu dans les années 80. Avec Geneviève Briot, nous placardions ses mots et ceux d’autres poètes sur les murs de Montélimar, particulièrement la veille des jours du marché.
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. »(1)
Imaginez-vous vous retrouver nez-à-nez avec une énorme affiche qui vous somme de tout bousculer, d’inventer !
Faut-il attendre qu’un événement majeur nous y oblige ? La guerre avant-hier, les luttes hier, l’épidémie, aujourd’hui ?
Le poème nous emporte. Il est de feu, nous dit Jean Roudaut :
“Le poème s’arrache à la sensation pour se faire texte, se déracine de la glaise pour se faire feu. Le poème est un acte de violence. » (2)
Je creuse les textes de René Char, comme je creusais le sable brûlant des plages de mon enfance, impatient.
Je découvre une écriture puissante, soc tiré par un buffle, sa souplesse aussi. Une écriture comme un deuxième corps. On entend la guerre, les combats au front et en embuscade dans les sous-bois, les fusillés, les corps meurtris de fatigue, relevés en silence, les morts qu’on ne peut pas accompagner. Nous sommes dans la fraternité et le Verbe.
Il parle aux poètes :
« Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre. »(3)
Il nous parle aussi.
Le texte de René Char qui suit est un avertissement pour nous qui, pas encore sortis du confinement, pensons à demain. En ce sens, il illustre parfaitement les mots de Jaccottet : le travail du poète est… “de veiller comme un berger et d’appeler tout ce qui risque de se perdre s’il s’endort”.
« Je redoute l’échauffement tout autant que la chlorose des années qui suivront la guerre. Je pressens que l’unanimité confortable, la boulimie de justice n’auront qu’une durée éphémère, aussitôt retiré le lien qui nouait notre combat. Ici, on se prépare à revendiquer l’abstrait, là on refoule en aveugle tout ce qui est susceptible d’atténuer la cruauté de la condition humaine de ce siècle et lui permettre d’accéder à l’avenir, d’un pas confiant. Le mal partout déjà est en lutte avec son remède. Les fantômes multiplient les conseils, les visites, des fantômes dont l’âme empirique est un amas de glaires et de névroses. Cette pluie qui pénètre l’homme jusqu’à l’os c’est l’espérance d’agression, l’écoute du mépris. On se précipitera dans l’oubli. On renoncera à mettre au rebut, à retrancher et à guérir. On supposera que les morts inhumés ont des noix dans leurs poches et que l’arbre un jour fortuitement surgira.
Ô vie, donne, s’il est temps encore, aux vivants un peu de bon sens subtil sans la vanité qui abuse, et par-dessus tout, peut-être, donne-leur la certitude que tu n’es pas aussi accidentelle et privée de remords qu’on le dit. Ce n’est pas la flèche qui est hideuse, c’est le croc. » (4)
On se précipitera dans l’oubli, dit le poète.
Sommes-nous ainsi faits ?
André Cohen Aknin (AAKC)
(1) René Char. Fureur et mystère. Le poème pulvérisé. À la santé du serpent VII. Editions Gallimard. – (2) Jean Roudaut, Chronique “le cœur du furieux”, Nouvelle Revue Française. Mai 1984 – N° 364 – (3) René Char. Fureur et mystère. Feuillets d’Hypnos – 19 – (4) René Char. Fureur et mystère. Feuillets d’Hypnos – 220