J’ouvre la porte

En ce samedi de mars, j’écoute un concerto pour violoncelle de Dvorak qui réveille ma peau endormie. La nuit a été longue. Avec ce confinement, j’ai du mal à régler le curseur. Bon, réveille-toi, me dis-je, aujourd’hui est un jour de fête. J’ouvre la porte d’entrée, par principe, même si je doute que quelqu’un me rende visite. 

À ma surprise, un homme entre chez moi. Un homme avec des cheveux gras, mi-longs, une chemise usée et une démarche hésitante. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. J’ai d’abord pensé à mon voisin du rez-de-chaussée qui, nous le savons tous dans le quartier, peine à se nourrir. Chacun pose des restes bien enveloppés sur la grande poubelle d’en face et s’éclipse. Je l’aperçois parfois de ma fenêtre récupérer discrètement les paquets.

J’ai su qui c’était lorsque le visiteur a caressé un livre de ma bibliothèque, un livre à couverture cartonnée, couleur cuivre. 

Arthur Rimbaud.

Le poète découvert dans mon enfance est venu me rendre visite. 

Il me tend le livre, dont je reconnais le poids. Mes mains le parcourent, le sentent en aveugle, suivent les liserés d’or du dos. C’est là qu’est inscrit le titre. Je laisse faire mes mains. Elle savent découvrir les aspérités des lettres et leurs sons amniotiques, chaque livre est un ventre, comme elles ont su, au temps où j’étais ouvrier, lire l’Afrique sur des billes de bois.

Une légère odeur monte du papier vieilli. J’ouvre le livre au hasard. Le papier des papeteries Grellingen est jauni. Le grain légèrement râpeux. La police est en Garamond.

Le poème commence par :

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

− Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !

− On va sous les tilleuls verts de la promenade. (1)

Je mets en bouche chaque syllabe, respire profondément. Les virgules me sourient. Je goûte la lecture à mon rythme. J’aime quand les sons papillonnent dans ma tête. Parfois l’un d’eux sursaute.

Les vers qui suivent m’emmènent en balade, moi qui depuis des jours et des jours suis confiné dans mon HLM. “Les tilleuls sentent bon” et “l’air est parfois si doux qu’on ferme la paupière”. 

Le bon air me fait sourire. 

Et voilà que j’aperçois un petit chiffon. Ce n’est pas le mien. Le mien a des taches violettes et bleu nuit. Je l’utilise pour nettoyer mes stylos. 

Le petit chiffon appartient à Rimbaud, il est dans son poème.

J’invite le poète à s’asseoir à ma table, lui demande comment on fait pour ne pas être sérieux. Il ne dit rien, pointe juste son doigt sur son poème et m’invite à le lire à voix haute.

Ma gorge se noue. Vais-je le décevoir ? Je connais le personnage, son exigence. Je l’ai longuement rencontré dans la somme écrite par Jean-Jacques Lefrère (2) qui fourmille de détails et qui fait que le poète est un homme.

Je lui donne le poème – le lui rends à lui – et à un autre – dans un miroir.

I

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

− Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !

− On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !

L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;

Le vent chargé de bruits, − la ville n’est pas loin, −

A des parfums de vigne et des parfums de bière…

II

− Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon

D’azur sombre, encadré d’une petite branche,

Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond

Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! − On se laisse griser.

La sève est du champagne et vous monte à la tête…

On divague ; on se sent aux lèvres un baiser

Qui palpite là, comme une petite bête…

III

Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,

− Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,

Passe une demoiselle aux petits airs charmants,

Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père…

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,

Tout en faisant trotter ses petites bottines,

Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…

− Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’à mois d’août.

Vous êtes amoureux. − Vos sonnets La font rire.

Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.

− Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

− Ce soir-là… − vous rentrez aux cafés éclatants,

Vous demandez des bocks ou de la limonade…

− On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans

Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade. (1)

(1) Arthur Rimbaud, Roman. 23 septembre 1870 – (2) Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Editions Fayard. 2001

André Cohen Aknin (AAKC)

http://briot-cohenaknin.hautetfort.com

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Wordpress Social Share Plugin powered by Ultimatelysocial
%d blogueurs aiment cette page :